Singapora - Abigail Gauthier

Il est des existences dont la misère semble s'emparer au détriment de la douceur. Cette histoire n'est pas celle d'Abigail, mais celle de sa mère. Née à Singapour de parents français, elle sera rapidement mise hors du circuit scolaire à cause de ses maigres capacités et commencera très jeune à fréquenter les mauvaises personnes, au grand désespoir de ses parents incapables de changer sa destinée. Dépressive, pauvre et incapable de tenir concentrée sur une tâche très longtemps ; Elizabeth Gauthier n'est pas apte à survivre dans cette société. Ainsi, elle tombe rapidement dans la drogue et les histoires d'argent, fréquentant des sales types desquels elle tombe éperdument amoureuse au péril de sa santé mentale comme physique. Des gars violents, des gars malhonnêtes, des camés... Quand vient le temps où s'envoyer en l'air sans protection finit par servir des conséquences.

Cette conséquence, c'est Abigail. Née d'un père français que sa mère parviendra à convaincre de garder le bébé, persuadée que l'arrivée de ce nouvel espoir pourra la sauver, la petite fille grandit entre disputes et claquements de portes. Son père se drogue et trompe sa mère régulièrement, mais cette dernière ne veut pas laisser tomber les sentiments qu'elle nourrit à son égard, pensant que son amour le ramènera dans le droit chemin. La vérité, c'est qu'Elizabeth est un cas social, qui s'entoure de cas sociaux.

Mais voilà donc qu'arrive cette lueur de tendresse au milieu d'une vie chaotique et misérable. Et tandis que son couple - si l'on peut appeler ça ainsi - bat de l'aile, la relation qu'elle entretient avec sa fille est fusionnelle. Peut-être même un peu trop, car Elizabeth n'a pas vraiment le sens des responsabilités et laisse trop de libertés à sa petite Abigail qui - fort heureusement - n'est pas trop ingérable. Néanmoins, la petite reste tout de même pleine d'énergie... ce qui est très contradictoire avec sa condition physique très faible qui la fait souvent tomber malade. Les médecins sont formels ; le risque qu'elle attrape un jour une pathologie un peu trop violente qui pourrait écourter sa vie est élevé.

« Est-ce que c'est à cause de moi que papa crie souvent ? »

Demande innocemment la petite fille de six ans à sa maman en larmes après que son père ait pris la porte pour la énième fois en la quittant.

« Non mon trésor, ce n'est pas de ta faute. »

Pas vraiment. Disons que monsieur n'a pas vraiment envie de prendre ses responsabilités ni d'assumer son rôle de géniteur, encore moins avec une "petite handicapée inutile". L'amour ne manque pas dans les bras de sa mère, mais ceux de son père lui sont toujours fermés. Il soupire, souvent, lorsqu'elle s'exprime. Mais elle n'y fait pas vraiment attention, trop perdue dans son petit monde à elle. Et alors que chaque nouvelle chose est une expérience à prendre et développe son imaginaire encore plus loin, elle quitte doucement l'enfance pour arriver à l'adolescence.

C'est lorsque Abigail est âgée de douze ans qu'une organisation particulière va se rapprocher de ses parents pour leur proposer une solution à la condition de santé de leur fille. Bien évidemment, il s'agit d'une organisation malhonnête qui derrière ses grands espoirs cache des desseins bien plus glauques. Mais lorsque l'on vit dans la misère, toute main tendue est bonne à prendre. Et même si son père est complètement contre l'idée, sa mère va accepter la proposition car elle n'a aucune conscience de ce qui est bon ou non pour son enfant. Elle ne pense pas à mal, bien sûr, mais elle ne réfléchit pas aux conséquences. Ceci étant dit, si vous pensiez que son père avait refusé la solution proposée par éthique, vous vous trompez. C'est uniquement parce que la solution qu'on leur avance est bien trop coûteuse.

Elizabeth Gauthier va prendre tout l'argent qu'elle possède pour la donner à l'organisation qui a proposé d'hybrider sa fille pour la sauver, bien inconsciente des réalités. Mais ce n'est pas encore assez, aussi elle va se prostituer pour payer à la prunelle de ses yeux l'opération qu'on lui a vendu comme un miracle. Il s'avère que le code génétique le plus probable pour la soigner - de ce que les médecins en disent - est celui d'un lièvre arctique. Coup de chance ou vérité scientifique ? Toujours est-il que l'opération et les injections fonctionnent et stabilisent grandement son extrême fragilité immunitaire.

Soulagée, Elizabeth va s'occuper encore davantage de sa fille le temps de sa rémission. C'est à ce moment-là aussi que son père décide de quitter définitivement le navire et de couper les ponts avec elles deux. Cet événement ne laissera pas de séquelles à Abigail qui n'entretenait aucune relation avec lui, mais elle voit bien que sa mère sombre de plus en plus dans la dépression, même si elle a du mal à comprendre toute la situation. En fait, elle a du mal à comprendre beaucoup de choses évidentes pour tout le monde. L'illogisme de certaines émotions, l'hypocrisie des gens, le mensonge, la méchanceté, la tromperie... Toutes ces choses sont des concepts très flous pour elle et le demeurent encore aujourd'hui.

L'adolescence s'éloigne et après une scolarité où l'intégration sociale est difficile pour elle, vient le temps de la vie de jeune adulte. Dans une petite faculté publique où les frais sont abordables et où elle peut recevoir une bourse de précarité, elle entame des études en science dans l'optique de travailler à Palau Ubin pour faire avancer la recherche. Mais Abigail est une personne bien trop éparpillée, pas assez concentrée et avec une logique très différente de la norme. Des traits de personnalité qui l'empêchent de réussir dans cette voie et qui la font abandonner après la première année, pour éviter de dépenser à perte le peu d'argent que possède sa mère.

Cette dernière sombre d'ailleurs de mois en mois dans une dépression plus profonde jusqu'à ce que son corps ne suive plus et qu'elle tombe gravement malade, finissant à l'hôpital où elle est encore aujourd'hui. Pour subvenir aux frais médicaux de sa maman, Abigail décide de chercher un travail qui lui permettra également de déménager dans la haute ville, aux abords du quartier de Jurong East, se situant plus proche du centre médical où se trouve Elizabeth afin de pouvoir lui rendre visite régulièrement. Suite à de nombreux refus d'emplois, elle va finalement trouver sa place comme employée dans un cabinet de curiosité qui fait aussi magasin d'antiquités. Le vieil homme qui tient ce commerce est toujours gentil avec elle malgré ses différences et l'encourage à devenir celle qu'elle doit être ; une personne unique qui n'a pas besoin de se soucier de ce que les autres pensent. Il l'encourage à développer sa créativité, à utiliser sa logique hors norme pour façonner le monde différemment, à fabriquer son univers à partir d'un rien et à ne jamais éteindre sa curiosité naturelle. Son patron décède alors qu'elle atteint les 26 ans, d'une mort naturelle dans son sommeil.

D'économies en économies, la jeune femme parvient à rassembler suffisamment de finances pour ouvrir sa propre petite boutique ésotérique avec un espace curiosités, en hommage au vieil homme qui lui a laissé sa chance. Elle aurait aimé reprendre l'établissement de ce dernier mais n'avait pas assez de revenus pour le racheter. Aussi, elle se contente d'une toute petite échoppe où la pièce secondaire privée lui sert à la fois d'arrière boutique, de bureau et de chambre. Elle a rendu son appartement afin de concentrer ses ressources financières dans ce projet, espérant un jour pouvoir ouvrir un magasin plus grand et reprendre un logement décent.

C'était sans compter un tournant plus que dangereux dans son existence. En effet, alors que sa vie semble à peu près stabilisée, voilà qu'elle est approchée par des gens de mauvaise augure qui cherchent une planque pour stocker de la drogue loin des docks et proche de la haute ville pour distribuer plus facilement chez les gens fortunés. Seule à gérer sa vie et trop apeurée pour chercher de l'aide ou s'opposer à eux, elle va donc devenir une petite plaque tournante de substances illicites entre plusieurs gangs.

Entre sa boutique et ce réseau malsain qui empiète sur sa vie, Abigail doit trouver l'équilibre et garder l'espoir que tout finira par s'arranger. Ceci étant dit, elle n'a rien perdu de son étrangeté et de son côté pétillant... sauf lorsqu'elle se retrouve face à des mafieux en tout genre.